La notion d’espace écologique, une force...

3 juillet 2016, par PJ

L’INTERVENTION DE MICHEL LEPESANT A ANNECY LE 24 JUIN PAR MICHEL LEPESANT
DE QUOI REFLECHIR PENDANT L’ETE ET AU DELA....

La notion d’espace écologique, une force politique

http://decroissances.blog.lemonde.fr/2016/07/02/la-notion-despace-ecologique-une-force-politique/

Version complétée de mon intervention du vendredi 24 juin à Annecy (74), invité par les Amis de la Terre pour réfléchir et discuter ensemble de cette notion d’espace écologique, et pour répondre à la question : « La position des sociétés soutenables : utopie ou alternative ? »

En mars 2011, les Amis de la terre prenaient Position pour des sociétés soutenables.

A/ La logique de l’espace écologique

Nous voudrions dans un premier temps explorer cette (pro-)position pour des sociétés soutenables en montrant comment elle se fonde principalement sur la notion d’espace écologique, notion qui fournit à la philosophie politique de la décroissance un cadre au sein duquel pourront s’épanouir des valeurs comme la sobriété, l’émancipation, le partage et la convivialité.

B/ La fécondité de l’espace écologique

Dans un second temps, nous voudrions montrer beaucoup plus concrètement comment cette notion d’espace écologique peut très facilement venir à s’appliquer à des domaines très divers : le revenu inconditionnel (qui doit être articulé à un revenu maximum acceptable), la monnaie (entre plancher de la gratuité et plafond de la spéculation), la tolérance (entre plancher de l’acceptable et plafond de l’intolérable) et l’appétit (entre plancher de la faim et plafond de la gourmandise).

A/ La logique de l’espace écologique
1- De l’espace environnemental à l’espace écologique

Ce concept d’espace écologique provient d’une réflexion qui s’est approfondie à partir d’une autre notion, celle d’espace environnemental, notion construite il y a une quinzaine d’années dans le but de combiner les questions d’environnement et d’équité. Et pour cela, elle reposait sur deux « principes »[1] :

un principe de « limitation de la capacité de notre terre de pouvoir supporter un certain degré d’utilisation de ressources et de pollution »
un principe d’équité selon lequel « chaque personne sur la terre devrait avoir le même droit d’utiliser les ressources terrestres ».

Toutefois la réception en dehors de l’Europe de cet « espace environnemental » suscita deux objections.

La première : « Pour beaucoup de gens dans le Sud la question d’accès aux ressources est bien plus importante que le calcul de l’espace environnemental » ».
La seconde : Pourquoi le Sud ne devrait-il pas avoir le droit de dépasser les limites de l’espace environnemental jusqu’à ce qu’il ait atteint un niveau de vie similaire à celui des pays du Nord ?

Deux réponses :

Pour répondre à la première objection, fut donc ajouté à l’espace environnemental le concept de « borne inférieure » (« bottom line »). L’espace environnemental se définit alors entre un plancher (celui de la qualité de la vie) et un plafond (celui de la surconsommation) → dépasser le plancher mais ne pas dépasser le plafond.
Pour répondre à la seconde objection, fut proposée la notion de « dette écologique » qui « devrait être payée par le Nord pour permettre au Sud de prendre sa propre voie vers un développement durable ». Le Nord pourrait/devrait rembourser sa dette écologique par des transferts financiers et techniques.

Ne cachons pas que nous pouvons juger aujourd’hui que ces propositions restaient encore bien timides :

Il s’agissait encore de favoriser un « développement durable ».
La gratuité des transferts de technologies était évoquée seulement comme une possibilité, pas comme un impératif.
Les transferts financiers visaient un « allégement de la dette économique », pas son annulation pure et simple.
Surtout, la justification idéologique d’un plancher et d’un plafond par la « qualité de la vie » et la « surconsommation » semblait bien fragile. Quant à la « qualité de la vie » : y aurait-il un « modèle » ? Viser la « qualité de la vie », c’est généreux mais aussi très « général ». Quant à la « surconsommation » : n’est-ce pas du « consumérisme » en tant que tel dont il fallait sortir, et pas seulement de ses excès.

C’est donc avec satisfaction que nous avons lu au printemps 2011 la « position des Amis de la terre ». Car d’emblée nous y avons trouvé une avancée dans la radicalité comme cohérence.

D’une société « durable » à des sociétés « soutenables » (satisfaction des besoins et préservation des écosystèmes : « en tant que tels » ou comme « ressources » ?).
De 2 « principes » (principe de limitation de la capacité de la terre à supporter utilisation des ressources et déchets + principe d’équité) à 2 « impératifs » (sobriété et équité).
Prise en compte de la difficile question politique de la Transition : et affirmation sans aucune ambiguïté de la décroissance.

2- Les points de discussion

Ce qui me semble des points de discussion ; mais qui ne demandent qu’à entrer dans des convergences :

La disparition de la dette écologique : car il y avait là de quoi construire un temps des sociétés soutenables, voire une histoire d’une « rencontre historique entre Nord Global et Sud global ».

Le commencement par les crises : certes il faut commencer par les réalités mais il faut savoir aussi s’en détacher → par le « quand bien même », par les valeurs plutôt que par les faits/constats.
Sur la question de la transition-Etat et celle de la démocratie : sur la question du pouvoir et de sa prise préalable
Sur la reconsidération de la liberté : ne plus définir la liberté comme franchissement des limites mais comme libre circulation à l’intérieur d’un espace encadré par un plafond et un plancher.
Sur un manque de distinction entre limite, frontière/borne et seuil (d’effondrement) : une limite ne se franchit pas (on peut s’en approcher asymptotiquement), une frontière peut se franchir sans dommage dans les deux sens, un seuil se franchit allègrement mais quand il s’agit de revenir en arrière, le dépassement du seuil a détruit les conditions mêmes de l’existence du système qui se situe en-deçà du seuil)

→ TRANSITION : L’espace écologique = 2 raisons de s’enthousiasmer :

Sa généralité : La politique a besoin de concepts (parce que l’essaimage n’est pas suffisant, un projet politique doit être proposé).
Sa fécondité : Héritage, bruit, lumière, bienveillance, croissance (la décroissance comme trajet pour s’installer dans l’EE), supraliminaire (imagination), reposer l’économie (la remettre à sa place)…

b/ La fécondité de l’espace écologique

ENJEU : Les limites de l’espace écologique ne sont pas des entraves mais les conditions écosystémiques (naturelles & sociales) d’une vie sereine dans une société juste et démocratique.

Une manière non pas de placer l’écologie au cœur de la politique mais exactement l’inverse, replacer la politique au cœur de l’écologie.

Dans une société de la brutalisation généralisée : quelle tolérance ? → entre l’acceptable et l’intolérable : tolérer, c’est plus qu’accepter mais c’est rester en-deçà du plafond de l’intolérable.

Dans une société tyrannisée par l’argent : quelle monnaie ? → Entre la gratuité et la chrématistique (la spéculation), les monnaies locales (MLCC) peuvent expérimenter des façons différentes d’échanger et de partager, mais à proximité.

Dans une société où les inégalités explosent : quelle décence, comment retrouver un monde commun ? → entre RI et RMA

Dans une société du Désir (infantilisée et non pas rajeunie par le Désir), quelle position adopter ? → entre la faim et la gourmandise, l’appétit peut fournir un modèle décroissant du désir : ne débutant pas par la souffrance (alors que la faim vient en ne mangeant pas), se poursuivant par des plaisirs sobres et naturels partagés dans un repas convivial, l’appétit sait que, passé un certain plafond, le plus devient un trop.

→ Pour conclure : Cette « position des sociétés soutenables est-elle une utopie ou une alternative ? »

L’essentiel des échanges qui ont suivi mon intervention a en fait porté sur cette question. J’ai essayé d’argumenter pour montrer que :

la voie de la simplicité volontaire ne fournira qu’une condition nécessaire et individuelle de la transition mais que nécessité ne fera jamais suffisance (pire, on peut voir dans cette attirance pour le « développement personnel », une ruse particulièrement efficace de l’individualisme généralisé, dans sa version cool). Psychologiquement, cette ruse entretient l’illusion que la motivation peut mener à la mobilisation.
De même la voie de l’essaimage par les alternatives concrètes manque singulièrement de portée politique : prisonnière si souvent de l’entre-soi, elle reste confinée dans ce que Jacques généreux appelle La dissociété, c’est-à-dire la parcellisation de la société en tribus, en clans et en groupes affinitaires où chacun ne fréquente plus que les autres qui lui ressemblent (« communauté terrible »). Une prise de recul historique depuis le 19ème siècle montre pourtant très clairement que tous les 20-30 ans une vague d’expérimentations minoritaires voit le jour, semble capable de tout changer avant de refluer inexorablement (ayant, entre temps, renforcé le système productiviste et capitaliste qu’elles prétendaient critiquer et dépasser).
Quant à la voie politique, elle reste classiquement prisonnière de la la stratégie classique de la prise préalable du Pouvoir (alors que tant les voies réformistes que les voies révolutionnaires ont prouvé, tout au long du 20ème siècle, leurs échecs).
Il faudrait davantage méditer ce qu’écrit John Holloway dans Changer le monde sans prendre le pouvoir.

In fine, faut-il désespérer ?

Il faut garder espoir à condition de distinguer entre 2 types d’espoir : il y a un espoir illusoire qui consiste à croire que l’on va réussir et il y un « espoir actif » qui se contente de désirer réussir (à condition que ce désir soit celui de l’appétit 🙂 ).
Cet « espoir actif » doit viser à retrouver un sens politique de nos engagements.
Autrement dit , accepter qu’il n’y a d’alternativeS que si, aujourd’hui (et pas « Demain » ← j’ai pu dire tout le mal que je pense de ce film), nous nous engageons dans nos utopieS → cet engagement doit accepter de se cadrer dans l’espace écologique, sinon nous resterons dans nos société insoutenables dans lesquelles nous ne tenons le coup qu’à condition de consommer maladivement des illusions, volontaires et subies.

[1] De l’espace environnemental vers la dette écologique – une perspective européenne ; discours présenté par Dr Martin Rocholl, Directeur des Amis de la Terre Europe (FoEE), lors de la conférence « Globalisation, Ecological Debt, Climate Change and Sustainability », République du Bénin, 27-30 novembre 2001. http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/mrocholl.pdf