Tchernobyl : Retour vers le passé n°5

2 mai 2016

FLASHBACK N°5 Mardi 29 avril 1986
La Criirad explique, heure par heure, ce qui s’est réellement passé à Tchernobyl avant, pendant et après l’explosion du réacteur n°4.

FLASHBACK N°5 Mardi 29 avril 1986

Ce jour-là, un second communiqué de l’agence TASS reconnait la survenue d’un "accident de gravité moyenne" avec fuite de produits radioactifs. Il annonce que 2 personnes sont décédées et que la population locale a été évacuée.

En France, le Pr Pierre Pellerin, directeur du SCPRI, signe son premier communiqué. La version datée du 29/04/1986 et adressée en urgence aux autorités est reproduite ci-dessous. Une version un peu modifiée (sans la première ligne) sera publiée le lendemain 30 avril.

JPEG - 86.3 ko

Pour rappel : le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, est placé sous la double tutelle du ministère de la santé ‘pour la protection radiologique de la population) et du travail (pour la protection des travailleurs sous rayonnement). Sa mission : pratiquer toutes les mesures permettant de déterminer le taux de radioactivité dans tous les milieux où sa présence pouvait présenter un risque pour la santé des populations et d’alerter, le cas échéant, le ministre de la Santé afin que soient prises les mesures de protection nécessaires. Le SCPRI est alors en situation de quasi-monopole. Ainsi que l’explique à l’époque le Préfet de Haute-Corse : « Seul le SCPRI est en mesure d’analyser les prélèvements réalisés et surtout d’en interpréter correctement les résultats (...) La complexité du sujet ainsi que la multitude des données à recueillir ne permettraient à quiconque d’autre que le SCPRI de donner des indications valables sur l’intensité du phénomène et les mesures à prendre (ou à ne pas prendre). »

Communiqué SCPRI du 29/04/1986 LA SITUATION À TCHERNOBYL

Les commentaires de la CRIIRAD
Il faut garder à l’esprit qu’au même moment, les soviétiques s’efforcent toujours de maîtriser le réacteur, de lutter contre le feu de graphite, d’empêcher de nouvelles explosions.

1. « Une zone très peu peuplée »

Contrairement à ce qu’affirme le haut responsable français de la radioprotection, la ville de Pripiat, à 3 km au nord-ouest, compte près de 50 000 habitants et environ 110 000 personnes vivent dans un rayon de 30 km autour de la centrale.
En 1989, lorsque les cartes de contamination seront enfin publiées, les autorités soviétiques refuseront l’application des nouvelles normes de radioprotection, car elles auraient conduit à l’évacuation d’environ 1 million de personnes.

Il est assez cocasse que le directeur du SCPRI mette en avant la faible densité de la population. Dans le passé, en effet, les hauts responsables français ont surtout été soucieux de ne pas trop éloigner les centrales nucléaires des agglomérations : il fallait éviter de suggérer aux populations que les réacteurs nucléaires puissent présenter le moindre risque.

Le Pr Tubiana, autre chantre éminent du nucléaire, avait ainsi participé à la rédaction d’un rapport de l’OMS sur les « Questions de santé mentale que pose l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques » ». Ce rapport affirmait qu’ « à considérer les risques réels, il semble que ces centrales puissent fort bien être installées dans des régions à population dense » et regrettait que la tendance soit au contraire de les implanter « à une assez grand distance des centres importants » : « Cette politique d’implantation lointaine des usines atomiques (…) ne pourrait-elle pas avoir pour conséquence d’augmenter l’anxiété du public plutôt que de l’atténuer ? »

2. « victimes de lésions mécaniques ou thermiques plus importantes que l’exposition »

Le communiqué de l’agence TASS précise que l’accident concerne le réacteur et fait état d’une fuite de matière radioactive et le directeur du SCPRI reconnait en introduction ne pas disposer d’autre source d’information. Malgré cela, le Pr Pellerin ne peut s’empêcher d’affirmer que les personnes soignées, « vraisemblablement des ouvriers de la centrale », sont « victimes de lésions mécaniques ou thermiques plus importantes que l’exposition ». Tout se passe comme s’il lui était impossible de concevoir, ou de laisser penser, que l’énergie nucléaire et l’irradiation qu’elle génère puisse blesser ou tuer qui que ce soit. Tout commentaire serait superflu. Sur les effets dramatiques de l’irradiation à laquelle le Pr Pellerin refusait de croire, nous renvoyons à la lecture des récits bouleversants de Svetlana Alexievitch dans LA SUPPLICATION.

Sur le prix qu’ont payé les pompiers, les ouvriers et les liquidateurs qui se sont sacrifiés pour empêcher que le pire n’advienne, nous vous recommandons : La supplication (Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse), dont l’auteur a reçu le Prix Nobel de Littérature 2015 (en poche pour moins de 6€) et Le sacrifice, un documentaire réalisé par Wladimir Tchertkoff.

3. « pas au-delà de 10 à 20 km au nord »

Alors qu’il ne dispose d’aucun résultat d’analyse, le directeur du SCPRI est pourtant formel : pour la population, il n’y a « pas de danger réel », seulement un « problème d’hygiène publique » (sic !) et pas au-delà de 10 à 20 km. Pour un spécialiste dont le lobby nucléaire a vanté le caractère rationnel et scientifique, l’approche est purement idéologique : là encore, il ne peut concevoir, ou admettre, qu’un accident nucléaire puisse avoir un impact sur la santé des populations. Si les habitants de Pripiat ont été évacués, c’est que l’on arrivait dans le domaine des fortes de doses de rayonnement.

En réalité, toute la zone située dans un rayon de 30 à 40 km autour de la centrale va devenir la zone interdite et la contamination s’étend bien au-delà : des centaines de milliers de km2 sont très fortement contaminés, obligeant à reloger les habitants de communes situées à plus de 400 km de Tchernobyl.

Alors que les rejets massifs vont encore se poursuivre pendant des jours, voilà ce que donne la simulation de l’IRSN pour ce 29 avril 1986, à la mi-journée

JPEG - 47.7 ko

Ce même jour, invité du journal télévisé présenté par Yves Mourousi et Marie Laure Augry, le Pr Pellerin insiste à nouveau sur l’absence de risque : « Ca ne menace personne actuellement sauf, peut-être, dans le voisinage immédiat de l’usine, et encore, c’est surtout dans l’usine que je pense que les Russes ont admis qu’il y avait des personnes lésées. »

4. sur la comparaison avec l’accident de Windscale

Relisez attentivement le paragraphe relatif à l’accident survenu en octobre 1957 à Windscale, une installation nucléaire implantée sur la côte nord-ouest de l’Angleterre. Partant d’une « fuite au moins équivalente à celle du réacteur UK de Windscale » et sachant que la seule conséquence de cet accident était « la consommation différée de lait frais », le directeur du SCPRI en conclut à l’absence de risque pour la population : ceci montre bien que les populations, localement, ne courent aucun risque. » Cela saute aux yeux : il n’y a en fait aucune démonstration : la fuite n’est pas équivalente à celle de Windscale, mais elle est « au moins équivalente » : elle pourrait donc être supérieure mais de combien 2 fois, 10 fois, 100 fois, 1 000 fois, plus encore ? À cette date, personne n’a la moindre idée de la quantité de radioactivité qui a déjà été rejetée, a fortiori des rejets à venir car l’accident est toujours en cours. Comment une comparaison impossible peut-elle « démontrer » que « les populations, ne courent aucun risque » ?
On est en plein dans l’irrationalité !

Ajoutons qu’il est faux d’écrire que le seul effet a été la consommation différée de lait : 2 millions de litre de lait très contaminé ont dû être jetés en mer d’Irlande et les premières évaluations officielles évoquent une vingtaine de décès par cancer. À tout prendre, s’il faut trouver un point commun aux deux accidents, c’est certainement celui de la dissimulation : au Royaume-Uni comme en Union Soviétique, les responsables ont choisi de laisser les habitants dans l’ignorance des risques qu’ils encouraient. Par ailleurs, un chercheur révèlera ensuite que les rejets de Windscale ne contenaient pas que des produits de fission comme l’iode 131 mais également du polonium 210 un radionucléide extrêmement radiotoxique. Cela conduira à revoir fortement à la hausse l’évaluation des consé-quences sanitaires de l’accident. On est très loin du tableau idyllique dressé par le Pr Pellerin : ignorance ? Mensonge ?

NB : au final, les rejets d’iode 131 de Tchernobyl auraient été de l’ordre de 5 000 fois supérieurs à ceux de Windscale. Nous employons le conditionnel car les chiffres sont encore entachés de nombreuses incertitudes.

Communiqué et déclarations SCPRI du 29/04/1986 LA SITUATION EN FRANCE
Pour le directeur du SCPRI, la France est trop éloignée pour être exposée au moindre risque. C’est ce qu’il affirme :

JPEG - 24.8 ko

Dans son communiqué : « À ce jour aucune radioactivité anormale n’a été vue dans notre pays. En France en tous cas, compte tenu de la distance et de la décroissance dans le temps, si l’on détecte quelque chose, il ne s’agit que d’un problème purement scientifique. »

Sur France Inter : « Compte tenu du fait que c’est une radioactivité qui a été libérée au niveau du sol, au ras du sol, c’est-à-dire à 50 mètres peut-être, il n’est pas impossible qu’il ne subsiste pas grand-chose ou presque rien quand ça arrivera à nous par l’ouest »[1].

Les commentaires de la CRIIRAD

Tandis que les hélicoptères restent impuissants contre l’incendie et que de nouvelles explosions menacent, le directeur du SCPRI a déjà conclu qu’en France, quelle que soit la durée des rejets, quelle que soit la direction des vents, quelle que soit l’intensité des pluies, l’impact de Tchernobyl serait négligeable. Il ne constituera qu’une question d’intérêt scientifique, en aucun cas sanitaire. Aucune mesure de protection ne sera nécessaire. Son diagnostic est d’ores et déjà arrêté. Il ne le remettra jamais en question.

1. Une radioactivité « libérée au niveau du sol » et qui arrivera en France « par l’ouest ».

Le Pr. Pellerin cumule les contre-vérités : tout d’abord, la radioactivité arrivera par l’est et non pas par l’ouest et il faut d’ailleurs utiliser le présent et non le futur car les masses d’air contaminé les plus diluées ont déjà franchi les frontières de la France. Ensuite, l’explosion du 26 avril a propulsé les radionucléides à plus de 1 000 mètres d’altitude, voire près de 2 000 m selon certains auteurs. Les masses d’air contaminé forment d’immenses panaches radioactifs de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, s’étendant sur des millions de kilomètres carrés. Les mesures conduites en Europe de l’ouest indiqueront plus tard que les maxima de contamination atmosphérique se situaient entre 300 et 600 mètres d’altitude (ce sont ces masses d’air qui seront lessivées par la pluie).

2. Compte tenu de la distance

Certes, le territoire français est à plus de 1 000 km du réacteur nucléaire en perdition, Strasbourg est à 1 600 km, Paris à 2 000 km mais ce critère est-il suffisant pour affirmer que l’impact sera négligeable, un problème purement scientifique ne nécessitant aucune mesure de protection ? Certainement pas quand on songe que le Royaume-Uni va devoir interdire la viande de mouton venant de territoires situés à plus de 2 500 km de la centrale ukrainienne.

3. À ce jour, aucune radioactivité anormale

En réalité, si les services de contrôle avaient été vigilants, ils auraient constatés que les débits de dose ambiants commençaient déjà à s’élever sur la Corse, à 1 800 km de Tchernobyl.
Ne dit-on pas qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ?

Pour l’heure, le directeur du SCPRI préfère souligner combien sa collaboration avec ses homologues russes est fructueuse et combien sont objectives les conclusions qui en découlent. Jugez plutôt :

À MINUIT, un nouveau communiqué du SCPRI fait état du résultat d’une analyse portant sur un prélèvement d’air effectué en altitude.

Communiqué (suite à l’alerte en provenance de Suède)
" Ce jour, 29/04/86 à 24 h, aucune élévation significative de la radioactivité sur l’ensemble des stations du SCPRI du territoire. En revanche, premier prélèvement significatif effectué sur le vol Air France Hambourg-Paris (en provenance de la région de la Baltique). Les pourcentages relatifs de la composition en spectrométrie gamma :
132 Tellure environ 39%
131 Iode environ 30%
132 Iode environ 21%
103 Ruthénium environ 5%
99m Technétium environ 3%
134 Césium traces
137 Césium traces
140 Baryum traces
Ces mesures se poursuivent. "

3 remarques :

1. La présentation est telle que l’on ne peut déterminer si le prélèvement a été réalisé pendant le vol Hambourg-Paris (ce qui signifierait que les masses d’air contaminées ont déjà largement pénétré en Allemagne, voire en France) ou si l’avion avait précédemment effectué un trajet Baltique – Hambourg au cours duquel a été effectué le prélèvement. Si toutefois cette seconde hypothèse est exacte, pourquoi ne pas avoir indiqué la ville de départ plutôt que la mention « en provenance de la Baltique ». Cette mention n’aurait-elle pas seulement pour but d’éviter que le lecteur ne réfléchisse à la localisation respective des villes de Hambourg et de Paris et à ce que cela implique pour l’avancée vers l’est des panaches radioactifs ?

2. Les résultats sont exprimés en pourcentages. On constate la forte présence de l’iode radioactif (la moitié de l’activité totale). En l’absence d’activités volumiques (en Bq/m3), il est cependant impossible d’en tirer des conclusions en termes d’exposition et de risque.

3. L’expression « aucune élévation significative » signifie-t-elle que le SCPRI est au courant de l’augmentation du niveau de radioactivité en Corse mais qu’il la juge sans importance ?

[1] Citée par Bella Belbéoch dans la « gazette nucléaire » n°207/208, juillet 2003 (page 24)
====================================================================